Chimères et gargouilles

De leurs pinacles, du haut des toits, elles nous épient ouvertement ou se blottissent dans les ombres secrètes et les replis des arcs-boutants, des toitures et des flèches de Notre-Dame. Gargouilles et chimères constituent un étrange peuple fantastique qui, à bien y réfléchir, n’a rien de très chrétien.

Gargouilles et chimères ont avant tout une fonction utilitaire de gouttières, d’évacuation de l’eau pour éviter de fendre la pierre par le gel ou le ruissellement. Elles existaient déjà à l’époque romaine, et ce sont des réminiscences de coutumes païennes. Elles figurent des dragons, des lions, des animaux fabuleux à buste et tête de femme sur corps de félin, tout un bestiaire qui n’a pas toujours un grand rapport avec des animaux locaux ou susceptibles de vivre dans un tel environnement.

Que font donc ces animaux bizarres dans un lieu au divin consacré ? Que fait cette Cour des miracles, ces avatars d’animaux à la fois invisibles et trop visibles ? Tout simplement, ils nous narguent. Ils nous crachent dessus par temps pluvieux et, le reste du temps, nous méprisent du haut de leurs cachettes. Ce peuple espion et narquois est commandé par un chef encore plus discret, Quasimodo, le contrefait, le presque humain, l’estropié. Si les parvis abritaient les cours des miracles avec bohémiens, mendiants, handicapés et mutilés de toutes espèces, gargouilles et chimères avaient une fonction similaire en hauteur pour que pèlerins et croyants se souviennent que tout n’est que poussière, que la vie ne tient qu’à un fil et à la volonté du Seigneur Tout Puissant.

Grecs et Romains rappelaient à leur manière qu’il fallait profiter du temps présent et de la si courte vie en agitant un squelette lors de leurs banquets et libations festives. La fragilité de la condition de mortel devait inciter chacun à suivre le droit chemin, d’avoir une bonne conduite, celle qui mènerait au ciel.

Ce monde de batraciens lapidaires, plus ou moins muet, côtoie celui des anges, sans interférer. Ils ne sont que les gardiens du temple, réduits à une fonction utilitaire comme s’ils avaient perdu leur humanité, comme s’ils avaient été déchus.

Ils nous crachent dessus avec un insolent mépris et rappellent ainsi à l’homme prétentieux sa dérisoire condition. Gargouilles et chimères nous rappellent aussi qu’on ne voit pas toujours ce qu’on a sous les yeux. Elles nous font des pieds de nez, des grimaces, à notre barbe pour éviter que l’on se prenne trop au sérieux.

Ces survivances païennes ont survécu à la foi chrétienne, se sont installées insidieusement au sein de la cathédrale et la religion n’a jamais pu déloger ces gargouilles et ces chimères. Elle a fini par s’en accommoder, leur laissant une place secondaire utile, sans toutefois pouvoir ou vouloir les éradiquer. Tant il est vrai que les religions dominantes incorporent les rites, et même les imaginaires plus anciens. Chimères et gargouilles continueront à nous pisser dessus en toute impunité, à nous tirer la langue, à nous faire des doigts ou des bras d’honneur… Et c’est tant mieux !

Maitre Goupil, « Les nouvelles mystérieuses de la cathédrale de Chartres » (23)

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